

© Photo credits : David Mouras

Ludovic Dervillez (né en 1973) est un peintre abstrait français dont le travail interroge, depuis plusieurs décennies, la manière dont le réel s’inscrit dans la peinture, entre contingence, intensité et mise à l’épreuve du geste. Diplômé de l’École Supérieure d’Art et de Design de Reims en 1995, où il enseigne jusqu’en 2005, il poursuit ensuite une recherche picturale approfondie qui trouve un moment décisif dans sa résidence à La Fileuse (Reims, 2016–2019). Parallèlement, Dervillez fonde La Grange Gallery, espace indépendant dédié aux pratiques abstraites actuelles. Cette activité curatoriale nourrit son regard sur la scène internationale et participe à situer son travail dans un débat esthétique élargi. Son œuvre, exposée en France et à l’étranger, s’inscrit dans une réflexion continue sur les possibilités du geste dans l’abstraction contemporaine. Marqué par certaines démarches — de Twombly à Ackermann, de Brosinski à Ostrowski ou Parris — il affirme néanmoins une trajectoire autonome, où la densité, les reprises et l’accumulation des débuts évoluent vers une écriture incisive, tenue et mesurée, sans jamais glisser vers un minimalisme décoratif. Ce déplacement ne remet pas en question les complexités initiales : il manifeste une concentration accrue, une volonté de laisser advenir ce qui doit apparaître sans saturer l’espace visuel. L’épure qui en résulte ne tient pas du dépouillement, mais d’une intensité clarifiée, où chaque intervention trouve sa place et sa portée dans la construction de l’œuvre.
1. Les possibilités d'une rencontre
Chez Dervillez, l’espace pictural n’est jamais envisagé comme récit, mais comme zone d’attention : un lieu où matière, couleur et tension s’accordent pour maintenir une vitalité perceptible. La surface brute accueille le geste comme un événement : elle s’en imprègne, en retient l’élan, et en laisse résonner la présence. Les gestes, parfois à peine déposés, parfois nettement marqués, instaurent des zones de densité, de dilatation ou de retenue. Ils fonctionnent comme des points d’émergence — non pour constituer un motif, mais pour permettre au geste juste d’advenir dans la rencontre entre intention, support et contingence. Cette orientation s’inscrit dans un paysage contemporain où de nombreux artistes envisagent l’abstraction non comme un répertoire formel, mais comme un terrain d’exploration sensible. Les résonances avec Mitchell, Humphries ou Ostrowski tiennent moins à un héritage revendiqué qu’à une sensibilité partagée pour la trace, l’événement, la présence active du geste.
2. Habiter l’instant
La pratique de Dervillez repose sur une compréhension aiguë du moment du faire : un moment où décision, réflexion et risque coexistent. Le geste peut surgir dans l’instant ou s’inscrire dans une méthode élaborée ; il n’est ni abandon pur ni protocole rigide, mais un ajustement actif qui oriente la peinture tout en préservant son ouverture. Le passage d’une peinture saturée et stratifiée à une écriture plus épurée ne procède pas d’une volonté d’appauvrissement formel, mais de concentrer l’intensité. Dire davantage avec moins — non par économie, mais par précision — suppose de maintenir une énergie contenue, une vitalité qui trouve son point d’équilibre entre densité et réserve. Dans un contexte où la peinture cherche à maintenir un espace d’expérience sensible face à la prolifération des images, Dervillez propose une temporalité propre : la toile brute, les interruptions, les gestes tenus, les zones d’épaisseur créent une manière d’habiter l’instant, d’ancrer le passage, de laisser la peinture transmettre une intensité perceptible plutôt qu’un récit.
3. Lignes de vie
Pressions, lignes, reprises et interruptions composent une écriture affranchie du symbolique comme de la virtuosité, même si la maîtrise des médiums utilisés (acrylique, huile, mine de plomb, fusain, stylo à bille, aérosol, craie à l'huile, pastel sec) demeure perceptible. Ce langage affirme un système interne de relations, construit dans la durée et dans la persistance des gestes. Chaque intervention conserve la mémoire de son apparition, non comme signe mais comme événement : une inscription, un passage, une décision assumée. L’espace pictural devient ainsi un organisme où matière, couleur et tension produisent un état perceptif, une dynamique qui circule tout en affirmant par endroits sa propre densité. Certaines zones se densifient pour ancrer la peinture dans le concret — épaisseur, empreinte, intensité colorée — tandis que d’autres s’allègent, se raréfient ou vibrent. Entre gestes affirmés et traces ténues, s’affirme une amplitude singulière : une peinture attentive, rigoureuse et vivante, où l’on perçoit une présence, un passage, une manière d’habiter le monde par l’acte même de peindre.
Dans la peinture de Ludovic Dervillez, rien n’est démontré : un acte survient, comme si quelque chose devait se produire inexorablement. Le geste, pris dans la tension du réel — résistances, rythmes, pressions — ne vise pas l’image : il saisit un présent, le fixe dans sa nécessité, dans sa part de risque. La trace, issue d’un acte sans retour, porte l’évidence d’un passage : force tenue, fragilité laissée à nu, décision irrévocable. Ici, la peinture ne représente pas : elle atteste. Elle garde la vibration exacte d’un instant qui engage le corps, la matière et le temps dans une même intensité. Ainsi, chez Dervillez, le réel ne s’observe pas : il prend forme dans le geste, dans la brièveté décisive d’un acte qui affirme sa place — entre contingence et nécessité, entre finitude et l’évidence nue d’un acte irréversible.

